Pubié le 16 décembre 2024
Qu'est-ce qu'un Walled Garden ?
Etrangement, avant de décrire ce qu'est un Walled Garden, nous devons décrire ce qu'il n'est pas.
Il convient de détailler préalablement la façon dont fonctionne une chaîne de diffusion publicitaire sur un site Web avant de parler de Walled Garden. Nous allons rester le plus simple et synthétique possible, et présenter une version académique, qui paradoxalement correspond rarement à la réalité. Il faut reconnaître que depuis le temps que nous parlions de publicité en ligne, il devenait inévitable, tôt ou tard, de vous décrire cette chaîne. C'est donc ici l'occasion de le faire.
Voici donc (une fois encore, très schématiquement) la façon de cela se déroule. Afin d'aider le lecteur, nous allons détailler le schéma ci-dessous (le plus simple possible trouvé) de la droite vers la gauche.
A droite se trouve l'éditeur (le "Publisher") : un média en ligne par exemple. Ce média possède, sur ses pages, des espaces dédiés à la publicité, qu'il va vendre à des annonceurs publicitaires. Cet ensemble s'appelle l'inventaire publicitaire. Pour les vendre, il va faire appel, lorsqu'un Internaute visite une page de ce média, à un organisme qui va annoncer que des espaces publicitaires sont à vendre. Cet organisme, c'est une "plateforme côté offre" : une "Supply Side Platform", ou SSP
Où la SSP annonce-t-elle la disponibilité d'un espace publicitaire ? Elle le fait sur un marché : un "Ad Exchange".
L'annonceur publicitaire, l' "advertiser" à gauche du schéma, lorsqu'il va faire une campagne, va indirectement se mettre en lien avec cet Ad exchange, grâce à un organisme qui va, de son côté, proposer un prix sur ce marché pour que sa publicité s'affiche. Cet organisme s'appelle "plateforme côté demande", ou "Demand Side Platform" : une DSP. Il faut comprendre que pour un même espace publicitaire disponible sur notre média, plusieurs DSP peuvent se faire concurrence. La proposition de prix que nous venons d'évoquer est en réalité une enchère, naturellement concurrentielle.
Chaque DSP (ou SSP selon le cas, phénomène moins fréquent mais en expansion - on parle dans ce cas de curation), est en lien avec ce que nous avons déjà décrit dans l'un de nos articles : les plateformes de gestion de données, ou Data Managment platform (DMP). En "consultant" les DMP, le DSP a une idée de la pertinence de l'affichage : le terminal est-il connu ? l'utilisateur final du terminal est-il situé dans un segment d'audience qui correspond au produit que l'annonceur veut vendre ? Etc, etc. L'enchère est en lien avec les données récoltées par les DMP qui servent d' "aide à la décision" à la DSP, qui ajustera son enchère en fonction.
La SSP choisit la meilleure enchère, sélectionne la DSP en fonction de celle-ci, et la publicité s'affiche sur le média.
Le tout en... Quelques centaines de millisecondes à peine. Ce que nous venons de décrire correspond à ce que nous avons déjà évoqué dans quelques articles : le marché d'enchères en temps réel, ou Real Time Bidding : le RTB.
Dans le RTB, chaque organisme (DSP, SSP, DMP, éditeur ou annonceur) peut être une entité , une société ou une entreprise indépendante. Ces organismes s'interconnectent pour réaliser les échanges décrits ci-dessus
A l'inverse, le Walled Garden (le "jardin clos") est une entité qui possède, ou devrions-nous plus exactement dire "truste" tous les éléments de la chaîne publicitaire. En tête de gondole figurent Google et Meta. Ainsi, Google possède ses propres DSP (DV360 d'un part et d'autre part Google Ads, DSP de Doubleclick, serveur publicitaire acheté par Google en 2008), mais aussi sa propre SSP et son propre Ad Exchange : AdX, qui "fusionne" en une seule les deux entités.
C'est une chose que d'afficher une publicité en ligne, mais c'en est une autre que de mesurer son efficacité, établir le nombre d'affichage de pub, établir le nombre de clicks réalisés sur l'encart publicitaire, le nombre d'achat(s) en lien avec les clicks, etc. Et c'est bien évidemment à partir de ces mesures que les facturations se réalisent, et donc que l'argent circule. Les Walled Gardens possédant l'intégralité de la chaîne, ce sont eux seul qui détiennent les clés de leur mesure, sans guère de possibilité de contrôle extérieur contradictoire. Les annonceurs et éditeurs sont donc contraints, dans une certaine mesure, de les croire sur parole.
Le lecteur aura compris que les Walled Gardens (en très faible nombre) occupent une place ultra (pré)dominante sur le marché publicitaire. A l'heure actuelle, on estime que le cumul de leur part de marché mondial s'élève à environ un peu plus de 65 %. Corolaire : il reste moins de 45 % de part de marché à l'open web (soit plus d'un milliers d'entreprises environ) pour adresser des publicités (On parle du reste d' "adressabilité" du marché).
Le problème s'accroît lorsque lesdits Walled Gardens mettent en œuvre des pratiques de nature à amplifier ce phénomène de domination. Exemple récent avec Google, qui a eu l'incroyable aptitude consistant à exaspérer le ministère de la justice américaine (le Department of justice, DoJ) qui a intenté un procès ouvert en septembre dernier. A relever que ce procès met en lumière des méthodes pratiquées par Google qui existeraient depuis bien des années.
Cette procédure, potentiellement historique, oppose donc le DoJ à Google LLC pour abus de position dominante. Ce type de procès est plutôt récurrent, mais ce sont ses conséquences potentielles qui, si elles sont confirmées, seraient pour ainsi dire uniques. Nous ne nous attarderons pas sur ces conséquences mais sur d'autres aspects du procès
Plusieurs sujets y ont été abordés. Parmi ceux-ci, quelques-uns nous intéressent plus particulièrement, notamment la mise en lumière de certains projets datant des années 2013 à 2019 et visant à favoriser les organismes publicitaires de Google au détriment d'autres (donc, implicitement, de l'open web). Ces projets sont extrêmement techniques et complexes. Parmi eux, nous pouvons en retenir deux : les projets "Bernanke" et "Poirot".
Pour (tenter) de résumer (vraiment à l'extrême) : Google aurait manipulé les enchères dont nous parlions en début d'article pour atteindre deux objectifs :
- Primo : favoriser ses propres DSP (DV 360 et Google Ads) au détriment d'autres, et affaiblir ainsi la concurrence,
- Secundo : augmenter, de façon parfois spectaculaire, ses revenus.
Pour les puristes qui seraient intéressés par les détails techniques (et financiers) des méthodes employées par Google, nous conseillons très chaudement la lecture de ces deux excellents articles, l'un écrit par Tray Titone en 2022, accessible ici, et l'autre par Nicolas Jaimes en 2023, accessible ici (attention, liens avec traceurs). Extrait en image du premier article (traduit en français par... Google !!), qui illustre la façon dont Google extorquerait plus de profits en utilisant un système de troisième enchère, là où il affirmait qu'il n'en utilisait que deux. La différence de prix entre les deux enchères serait directement empochée par Google, tout en affaiblissant les revenus de l'éditeur. Coup (de maîte) double.
Pourquoi, en définitive, évoquer tout cela à vous, utilisateurs finaux, qui finalement subissez ou subirez de toutes façons les pratiques de l'un ou de l'autre ?
Parce que certaines annonces et mesures prétendument réalisées au nom de la Privacy ou du respect de la réglementation par les GAFAM ne consistent finalement qu'à asphyxier la concurrence et accroître une position dominante, en particulier vis-à-vis l'open web. On peut parler ici sans ambiguïté de privacy washing. Le plus bel et dernier exemple en date : la Privacy Sandbox de Google, imposant au passage, et de façon pour le moins chaotique, la disparition des cookies tiers (et l'histoire est loin d'être terminée).
Si les utilisateurs finaux que nous sommes peuvent en première impression se féliciter de la disparition des 3PC, il est important de préciser deux choses :
- Primo : cela ne change que peu de choses pour l'utilisateur final (cf notre article, consultable ici),
- Secundo : une fois encore, ces mesures sont potentiellement de nature à favoriser très largement Google au détriment de la concurrence. En effet, comme son nom l'indique, la Privacy Sandbox présente des mécanismes complexes mais relativement opaques et fermés. Mais sur ce sujet précis, l'autorité de la concurrence britannique, la CMA, ne s'y est pas trompée, et a émis (et émet encore) tous les trimestres une évaluation de l'outil. Il semble bien qu'elle n'entend pas laisser Google faire à sa guise sur le sujet.
Ainsi, si on adopte un point de vue libéral, prônant un équilibre du marché, nous pourrions considérer que l'open web se débat pour subsister, et subit de plein fouet les mesures adoptées par les Walled Gardens. Avec la disparition des cookies tiers, certains acteurs français de l'open web évoquent une adressabilité à venir de l'ordre de 20 %, autant dire une adressabilité apocalyptique à laquelle nous avons sincèrement peine à croire.
On pourrait donc penser, à la lecture des paragraphes précédents, que l'open web dans son ensemble défend une vision saine du marché de l'adtech, i.e. une vision avec des parts équilibrées dans un marché libre, et qu'elle est victime du rythme imposé par les GAFAM, ce qui, il faut bien le dire, n'est pas inexact.
Notre position : oui mais non.
D'abord parce qu'il faut à notre sens adopter une approche historique d'Internet. Soyons honnêtes : n'y a-t-il pas eu, depuis que les premiers organismes IT à but lucratif se sont développés, une forte prédominance de quelques-uns par rapport à la masse des autres ? A titre d'exemple : avant Google existait Netscape. On pourrait même considérer que ce que nous nous permettons d'appeler un système d'oligopôles constitue (malheureusement pour les utilisateurs que nous sommes) l'état "naturel" d'équilibre du Net en termes de marché, et on pense qu'à l'exception de ses tout débuts, cela a toujours été le cas. L'équilibre du marché dans ce domaine est, nous devons bien le constater empiriquement, une gageure. Et les acteurs doivent s'y résoudre, s'adapter et anticiper.
Ensuite, l'open web résiste à sa manière et se fédère également via une organisation dont nous avons très largement parlé : l'IAB, qui défend âprement les différentes adtechs dans le monde, parfois "contre" les GAFAM. On peut clairement affirmer que c'est le cas pour ce qui concerne la privacy Sandbox. Les comptes rendus de la CMA s'inspirent dans les faits de ce que conclut l'IAB tech Lab, entité technique qui évalue périodiquement la Privacy Sandbox. Cette lutte est policée, mais sans merci, et toutes les armes sont mises en œuvre dans ce domaine : juridiques, politiques, techniques.
Mais à fédérer un si grand nombre d'adtech à travers le monde, IAB finit par devenir ce qu'elle combat : une autorité qui en définitive dicte sa loi à l'open web. On estime, à tort ou à raison, que cela est dû à la nature même du web, avide d'interopérabilité. Et il n'existe dans ce domaine que peu de solutions : soit l'adtech dans son intégralité adopte des standards (qui aujourd'hui sont imposés par IAB), soit elle se soumet à un monopole. Etrangement, la multiplicité des solutions dans le domaine de la publicité en ligne n'est pas de nature à engendrer une situation de confiance sur le marché. En témoignent les observations de certains de ses acteurs : à l'occasion de l'annonce de la disparition des cookies tiers, qu'ont-ils dit ? "Il faut attendre". Attendre quoi, en réalité ? Qu'un acteur émerge et et que sa solution soit finalement largement plus adoptée que les autres.
Adoptons (enfin !) une position d'utilisateur final (il était temps pour nos lecteurs militants !). Il faut le dire et le reconnaître : si les GAFAMs exploitent outrageusement nos données personnelles à des fins lucratives, nous nous devons de leur concéder une choses : nos données sont siphonnées, mais pas volatiles, ce qui est loin d'être le cas pour l'open web. Nous renvoyons une fois de plus le lecteur aux travaux de Wolfie Christl (téléchageable via ce lien) pour en apprécier ce caractère. Il est important de le souligner : il ne s'agit en aucune manière de "défendre" les Walled Gardens, mais il est une chose qu'elles mettent en pratique, et que l'open web ne fait pas : la sécurisation des données collectées.
André Pietri, dans un article paru il y a plusieurs mois dans "Les Echos", expliquait que pour reprendre un avantage sur un marché, il ne faut pas envisager un coup à n+1, mais au moins à n+2. Le moins que l'on puisse dire, c'est que pour ce qui concerne la disparition des cookies tiers, l'open web ne fait que subir et en est à n+0,5...
Et si l'absence de collecte de toute donnée personnelle (ou presque) avec une adtech qui reste rentable, mais qui accepte de ne plus vivre au rythme de croissance à deux chiffres, c'était le n+2 ? Utopie, n'est-ce pas ?
Ben oui, mais cela est bien dommage. Et qui, une fois encore, reste l'impuissant spectateur de ce triste combat ?
L'utilisateur final, bien évidemment
Dignilog.